Dans Portrait d’une danseuse en terre andalouse Alba Lucera, Genevoise installée à Séville, explore les méandres de la création artistique. Elle-même a trouvé dans le flamenco l’énergie vitale pour surmonter un moment de crise psychique. Son témoignage est une étincelle précieuse pour tourner la page d’une année qui a été un long passage à vide
C’est une de ces journées d’hiver où il n’y a pas de différence entre une photo couleur et une photo noir- blanc. Le paysage qui défile derrière la fenêtre du train est monotone et monochrome, c’est un temps à écouter du blues… Pourtant, en jetant un œil distrait sur mon smartphone, c’est une symphonie de couleurs qui attire mon attention : Alba Lucera, une danseuse de flamenco avec qui j’ai suivi un stage à Genève il y a longtemps, vient de terminer la traduction en espagnol de Portrait d’une danseuse en terre andalouse, un récit de vie publié chez l’Harmattan. Interpellée par la vidéo de lancement, j’achète le livre et le dévore en deux jours.
La bientôt quadragénaire, titulaire d’un doctorat en lettres hispaniques de la Sorbonne, s’y met à nu avec une écriture intimiste qui me bouleverse. Je l’appelle à Séville, où elle vit depuis une quinzaine d’années. « Ce qui m’intéresse, c’est de traduire l’expérience vitale de la création artistique pour pouvoir la partager au-delà de ma propre histoire », lance-t-elle en guise de préambule à notre conversation. Une création qui sublime la douleur et constitue le fil rouge – c’est le titre d’un de ses spectacles – de la recherche de sa place sur terre.
A l’étroit à Genève
L’histoire commence à Genève autour de ses dix-huit ans, lorsque « la menace de la folie et la visite de l’amour lui tombent dessus tout à la fois ». La collégienne se sent à l’étroit dans sa ville natale et, comme chez beaucoup de jeunes, la soif du large prend le dessus. « La Suisse, un pays d’extrême démocratie où ma liberté se sent menacée » écrit-elle en souvenir du ressenti de ses vingt ans, tout en étant profondément reconnaissante envers son pays natal de lui avoir tant offert. Mais elle cherchera longtemps un ailleurs où s’enraciner. S’ensuivent des années de recherches incessantes – artistiques, (méta-)physiques et littéraires-, de solitude et d’absence. Elles seront marquées par des rencontres amoureuses qui feront office d’aiguillons dans la recherche de soi et ponctuées par un séjour dans la Bosnie de l’après-guerre, un orphelinat en Roumanie et des expériences artistiques à Paris.
La danse, antidote aux maux de l’être
Alors la danse est-elle un antidote aux douleurs de l’être, à la dépression, voire à la folie ? « J’ai eu un moment de rupture, une grande perte de repères, une crise de déréalisation, avoue-t-elle. La sensation que tu es là, mais c’est comme si tu étais coupée du réel. C’est très angoissant. J’avais dix-huit ans et l’impression que je n’avais plus de sol sous mes pieds. C’est une sensation un peu borderline d’atteindre la limite, le seuil de l’inconnu.
Quand cela touche à un mal psychique, c’est très difficile de savoir exactement ce qu’il se passe et j’avais peur de basculer. J’avais besoin de m’ancrer à la terre, de chercher le sol. J’avais déjà été touchée par le coup de foudre du flamenco, alors quand je me suis sentie basculer, le réflexe a été de danser. Après la dernière année de collège, je suis partie à Séville et j’ai repris pied. Cette ville réveille en moi une énergie vitale et une disposition à la communication avec l’autre. »
Transcender le désarroi par la rage et la joie
Quoi de plus terrien que le flamenco, cette danse qui vous cloue littéralement au sol puisque les pieds constituent des instruments à part entière ? « J’ai d’abord cherché de faire pousser des racines à mes pieds, puis j’ai trouvé une culture aux semelles cloutées », raconte-t-elle poétiquement. En effet, pour exécuter des zapateados endiablés, il faut taper par terre avec des chaussures cloutées, avec fougue ou délicatesse selon le compas, au son de la guitare, des palmas (les mains) et de chants à vous écorcher vif, qui semblent étrenner toute la palette de l’âme humaine.
« Le flamenco a la capacité d’exprimer la rage d’un peuple qui a été persécuté, les Gitans. Il attribue une place privilégiée à la douleur humaine et à l’aspect tragique de la vie, mais contrairement aux composantes nostalgiques du fado et du tango argentin, il transcende le désarroi par son cri exalté jusqu’à la joie. Le flamenco propose une réponse vitale aux drames. »
Attrait pour la culture gitane
Mais comment expliquer notre attrait pour la culture gitane, alors même que dans les faits les Gitans sont plutôt marginalisés ? « L’esprit bohème qu’on retrouve dès le 19ème siècle chez les voyageurs romantiques allemands qui partaient vers le sud peut s’associer à la fascination pour la culture gitane, celle d’un peuple qui a été persécuté, mais qui résiste grâce à son sens de la vie, de la musique et de la fête.
Pourtant, la réalité n’est pas si romantique, la société perpétue souvent la marginalisation et à Séville, par exemple, l’ancien quartier gitan de Triana a été déplacé dans des banlieues à partir des années 1960-1970. Respecter l’art qui nous enchante, ce serait avant tout cesser les déportations, même urbanistiques, de ses principaux interprètes. Par ailleurs, être une femme dans le milieu gitan n’est pas forcément facile, mais dans bien d’autres milieux non plus… », précise celle dont l’ouvrage est aussi une ode à la féminité.
Trouver sa place dans l’exclusion
Alors comment trouver sa place dans la culture flamenca – gitane ou andalouse, car le flamenco n’est pas uniquement d’origine gitane, précise la danseuse – si familière et pourtant si étrangère et hermétique ? « Bien que le contexte actuel du flamenco ait beaucoup élargi ses frontières, le mécanisme reste souvent le même : on cherche à s’intégrer à ce milieu, alors même qu’il vous exclut. Soit tu n’es pas andalou, soit tu n’es pas gitan, soit tu n’es pas de telle famille, soit tu n’es pas le cousin de tel et tel…. Il faut trouver sa place dans l’exclusion. Aujourd’hui, j’ai arrêté de chercher à appartenir à un groupe, je me suis distanciée d’une expression flamenca traditionnelle au profit de ma propre recherche artistique et chorégraphique ; j’ai développé ma propre expression et je me sens beaucoup plus libre et sereine par rapport à ce monde que je continue pourtant à aimer sincèrement. »
Aubes musicales des Bains des Pâquis
Alba Lucera revient régulièrement en Suisse, comme lors de son passage très remarqué aux Aubes musicales des Bains des Pâquis, ou pour danser dans différentes salles de la ville et même dans un alpage de Haute Savoie devant des habitants qui n’avaient jamais écouté du flamenco. Férue de rencontres interculturelles, elle prépare actuellement un spectacle avec des musiciens installés entre Genève et le Jura français. Elle vient également de présenter La Sombra y la Tierra, un solo entre flamenco et danse contemporaine qui intègre des extraits du roman L’homme qui marche de Michèle Ramond, traduisant ainsi les mots par le corps,
Et en Andalousie, quelle est la situation des artistes dans la pandémie ? Les tablaos, ces spectacles puissants, organisés dans des salles minuscules, touristiques ou undergrounds, où l’on est tellement proche des artistes qu’on a l’impression de sentir pulser le duende, moment de grâce du flamenco, sont fermés depuis mars. « 80% des revenus de nombreux guitaristes, comme mon mari, étaient tirés des concerts de tablaos. Aujourd’hui ils ne reçoivent rien à part d’infimes indemnités de la province. C’est comme si les artistes n’avaient jamais existé, c’est tragique. »
Alors même que le flamenco, instinctif, sauvage, ne demande qu’à vivre et à nous faire vivre.
Une version de cette chronique a été publiée par l’Echo Magazine
COMMENTAIRES
Souliers tout à fait révélateurs de la misère (dans la joie) argentine.
On n’a plus qu’un peu de cirage rouge et de noir, qu’à cela ne tienne, ils sont cirés et vive la vie 🙂