Ushuaia, fin d’un monde

Ushuaia, fin d’un monde

Photo: le phare de la fin du monde à l’entrée du canal Beagle © Isolda Agazzi

Ushuaia, l’ancien bagne de Terre de Feu, est devenue une ville dynamique, qui attire les touristes et les entreprises. L’énergie particulière que dégage la région la plus australe de la planète inspire de nombreux artistes locaux, qui recherchent une cosmogonie autochtone disparue et militent pour la protection d’un environnement unique

« Quand le condor descend des Andes, il va neiger sur la ville. C’est du moins ce qu’on disait il y a quarante ans car aujourd’hui il y a moins de neige », lâche Leda Pilello, enseignante réputée de yoga traditionnel, en contemplant une vue à couper le souffle de la baie d’Ushuaia. Les Andes qui enlacent la ville la plus méridionale de la planète, située tout au bout de la Patagonie argentine, sont déjà couvertes de neige en ce 21 mars, premier jour de l’automne austral. Dans cette atmosphère de « fin du monde », comme les Argentins aiment appeler la région, le vent fait onduler la mer sous un ciel bas et une baleine remonte à la surface pour reprendre son souffle.

Phare des éclaireurs

Sur un îlot rocheux, des cormorans nichent à côté d’une colonie d’otaries où les combats font rage, chaque mâle voulant garder la main sur son harem de cinq femelles. Dans une lumière sans cesse changeante, le phare de la fin du monde – de son vrai nom phare des Eclaireurs, en hommage à une expédition française de 1881 – s’assombrit et veille farouchement sur l’entrée du canal Beagle, qui sépare l’Argentine du Chili. Dans le port mouillent des bateaux de croisière, des navires de pêche et un brise-glace qui s’apprête à fendre les eaux gelées de l’Antarctique.

Le sculpteur Antonino Pilello

Antonino Pilello, le père de Leda et l’un des sculpteurs les plus célèbres de la ville, arrive chaussé de grosses bottes. Il s’en va pêcher la truite dans les nombreuses rivières de la région, profitant d’un climat encore relativement clément, avant que la rigueur de l’hiver ne vienne interrompre les communications et geler les cours d’eau. Il est le créateur d’une grande sculpture sise à l’entrée du port, un condor qui rend hommage aux pionniers et aux anciens peuples d’Ushuaia.

La vie du bagne 

Ces pionniers furent d’un genre bien particulier. Ushuaia fut fondée en 1871 par les missionnaires anglicans pour évangéliser les Yamanis, qui sillonnaient en canoë les eaux du canal Beagle jusqu’au cap Horn et furent décimés par les maladies transmises par les Européens et par la perte de leurs moyens de subsistance, à commencer par les otaries. Elle n’était qu’un hameau jusqu’à ce que le président Julio Roca, en 1884, y crée une colonie pénale dans l’extrême sud de l’Argentine. Des prisonniers ayant commis des délits plus ou moins graves, mais aussi des détenus politiques, certains volontaires, d’autres pas, y étaient envoyés en bateau depuis Buenos Aires dans un voyage éreintant. Arrivés sur place, ils allaient construire leur propre prison.

Train des prisonniers

Aujourd’hui on peut emprunter les derniers kilomètres du célèbre train des prisonniers, qui les transportait tous les matins vers les forêts où ils allaient abattre les arbres dont les souches sont encore visibles. Ils travaillaient aussi dans différents ateliers du pénitencier pour apprendre un métier qui leur servirait à leur réinsertion future. En cas de bonne conduite, avaient le droit d’aller en ville le dimanche pour assister à la messe. Les mauvais traitements étaient légion et il y eut de nombreuses tentatives de fuite, mais toutes échouèrent en raison du caractère inaccessible de la région. Le célèbre anarchiste Simon Radowitzky, qui avait réussi à atteindre la frontière, fut ramené à la prison par les autorités chiliennes. « Ushuaia, terre maudite », titra un journal des années 1930. Face à ces morts et irrégularités et en 1947 le président Juan Peron décida de fermer le bagne.

La magie du lieu inspire les artistes

Aujourd’hui Ushuaia n’est plus considérée comme une terre maudite et la vie artistique locale est bouillonnante. En ce 21 mars, journée internationale de la poésie, l’auteur – compositeur – interprète Ignacio Boreal présente sa dernière création, Le loup et la baleine, dans un centre culturel de la ville. « Mes chansons s’inspirent surtout de l’histoire de la Terre de Feu, de la différence entre les classes sociales et d’une réalité parfois difficile, nous confie-t’il. Avec d’autres artistes, nous avons écrit une chanson pour soutenir les associations environnementales qui réclamaient l’adoption d’une loi de protection de la péninsule de Mitre [la partie la plus à l’est de la Terre de Feu] et notre démarche a été couronnée de succès. Ce que j’aime aussi, c’est mettre en musique les histoires des autres.»

“L’art, une forme de résistance”

C’est le cas de sa dernière chanson, inspirée d’une nouvelle de Nicolas Romano, un écrivain originaire de Buenos Aires établi à Ushuaia depuis quarante ans. « L’art est une forme de résistance, nous déclare d’emblée le charismatique sexagénaire. C’est le cas dans toute l’Amérique latine car lorsque l’homme européen est arrivé, il se voyait comme civilisateur et considérait l’autochtone comme barbare. Il l’appréhendait comme objet et lui se proposait comme sujet. Cette thématique de récupération du sujet est toujours en cours et cette résistance permanente se reflète dans l’art. Je suis venu à Ushuaia car j’ai toujours eu une relation très forte avec la nature et parce qu’ici il y a une cosmogonie poétique vitale de l’espoir qui dit : je suis parce que nous sommes », conclut celui qui, de ses propres mots, a toujours eu la philosophie comme maîtresse.

Les autochtones ont disparu

Le problème est que si l’esprit des autochtones est bien présent, dans les faits il n’en reste plus beaucoup. « Je suis peut-être d’origine mapuche par mon père, qui venait de l’île de Chiloe au Chili, mais je ne le sais pas exactement. En effet, si aujourd’hui il y a une véritable revendication et prise de conscience, nos grands-parents cachaient leurs origines en raison de la discrimination ou persécution dont ils étaient victimes », nous confie Monica Alvarado, nous recevant dans son atelier, où pendent de grandes feuilles bleues peintes au calafate, l’arbuste local, et d’autres peintures inspirées de la nature et la culture traditionnelle.

La dernière locutrice de la langue yagan

« J’étais très amie avec la grand-mère Cristina, la dernière locutrice de la langue yagan, qui mourut à 93 ans. En réalité il reste très peu de descendants des Yaganis, mais il est difficile de savoir combien car ils sont encore discriminés », souligne l’artiste. Elle fait partie d’un réseau international de peuples autochtones et s’est battue pendant vingt ans pour la création d’un parc naturel urbain – un combat, là aussi, couronné de succès.

Casa Atelier Eco Musa

Alors que la ville atteint désormais les 100’000 habitants, qu’elle possède une université et affiche une économie dynamique – en plus du tourisme, elle compte de nombreuses usines d’assemblage d’appareils technologiques venues profiter de la zone franche, des industries de pêche et une base navale – quels sont les défis de ce paradis du bout du monde ? « Depuis vingt ans, la prise de conscience écologique est réelle, mais fragile, réfléchit-elle. Les gens reconnaissent que la nature est une bénédiction et les associations environnementales se mobilisent pour la défendre. Par exemple, nous nous sommes battus avec succès contre la pêche industrielle du saumon dans le canal Beagle. Mais le gouvernement n’en fait pas assez pour promouvoir l’éducation environnementale. Il ne soutient pas non plus les artistes locaux, contrairement à ceux qui viennent de l’extérieur. »

Son dernier projet ? Casa Atelier Eco Musa, un espace où les gens peuvent vivre au milieu de son art. Ils peuvent aussi respirer à pleins poumons l’énergie créatrice de ces lieux, où un autre monde semble possible.


Ce reportage a été publié dans l’Echo Magazine.

 

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