Io Capitano : un migrant de seize ans à la barre

Io Capitano : un migrant de seize ans à la barre

« Io Capitano » de Matteo Garrone, en compétition aux Oscars, raconte le drame de la migration en Méditerranée du point de vue de ceux qui la vivent. Une fiction basée sur des faits réels, témoignage poignant d’un drame qui ne cesse d’augmenter et qui risque encore moins de se tarir depuis le coup d’Etat au Niger

Comment parler encore de la migration, alors que les récits des débarquements sur les côtes italiennes se suivent et se ressemblent ? En renversant les perspectives, comme le fait Matteo Garrone, réalisateur de films chocs comme « Gomorra » et « Dogman ». Dans « Io Capitano », autre film coup de poing, il raconte ce qui se passe avant que les « charrettes de la mer », comme on les appelle en Italie, arrivent à Lampedusa. Si quelques journalistes, comme Fabrizio Gatti dans « Bilal », ont osé faire le voyage dantesque de l’Afrique en Italie, peu d’images nous parviennent de l’enfer de cette traversée. Et surtout, presque personne ne donne la parole aux migrants.

C’est désormais chose faite dans une fiction d’autant plus poignante qu’elle est inspirée par une histoire vraie : celle d’Amara Fofana, jeune Guinéen installé à Liège, qui a fait la traversée à l’âge de seize ans et que Matteo Garrone a rencontré dans un centre d’accueil pour migrants à Catane, en Sicile. Après avoir parlé avec beaucoup d’autres jeunes qui lui ont raconté la même histoire.

Extorsion et tortures dans le Sahara et en Libye

Le film raconte le périple de Seydou (Seydou Sarr) et Moussa (Moustapha Fall) qui, à seize ans, décident de quitter le Sénégal, à l’insu de leurs mères, pour tenter leur chance en Europe. Ils espèrent y faire fortune en chantant du rap. Seydou, plus sensible et attaché à sa famille, a peur et hésite, mais Moussa le convainc de se lancer dans l’aventure. Qui se révèle très vite beaucoup plus périlleuse que prévu : extorsions, racket, traversée harassante du Sahara, où ils sont interceptés et séparés par la police libyenne. Par des voies différentes, ils finiront par arriver à Tripoli, où le spectateur a droit à quelques scènes d’une dureté insupportable, dignes du réalisateur de « Gomorra ». Suivies heureusement par quelques perles d’humanité, en Libye et lors de la traversée de la Méditerranée, Seydou étant propulsé de force au rang de capitaine par les passeurs.

Ce qui frappe, c’est l’espoir qu’ils mettent dans l’arrivée en Italie, Eldorado où ils pensent qu’ils seront bien accueillis et soignés. On ne sait pas si tel sera le cas car le film s’arrête avant leur arrivée à terre.

En 2023, augmentation de 83% des migrations par la Méditerranée

« Io Capitano » reflète fidèlement une triste réalité : selon l’ONG SOS Méditerranée, la Méditerranée centrale (entre la Libye et l’Italie, 300 – 400 km de distance) est la route migratoire maritime la plus mortelle au monde depuis 2014, avec près de 23’000 morts. L’année passée, le nombre de migrants essayant de la traverser a fortement augmenté. Selon les chiffres de l’ONU, entre le 1er janvier et le 24 septembre 2023, 186’000 migrants sont arrivés dans le sud de l’Europe (Italie, Grèce, Chypre et Malte), dont 130’000 en Italie, surtout sur l’île de Lampedusa. Il s’agit d’une augmentation de 83% par rapport à la même période en 2022. Sur celles-ci, 2’500 personnes ont été comptabilisées comme mortes ou disparues.

Quant aux pays de départ, plus de 102’000 migrants ont tenté la traversée depuis la Tunisie, plus précisément la région de Sfax (187 km de distance) et 45’000 depuis la Libye.

Abrogation de la loi anti-passeurs au Niger

Quant à la ville d’Agadez, elle est redevenue le point de passage des migrants vers l’Europe depuis que les autorités militaires ont abrogé une loi anti-passeurs de 2015 qui criminalisait le trafic de migrants. Les habitants, les passeurs et les migrants eux-mêmes saluent cette initiative, qui fait tourner l’économie de la ville et régularise et sécurise la présence des Sub-Sahariens au Niger. Mais elle facilite d’autant plus leur départ vers le désert et « l’enfer libyen», où ils ne sont plus du tout en sécurité, de la ville de Sabah, tristement connue pour ses marchés aux esclaves, jusqu’à Tripoli.

La loi avait été adoptée en 2015 sous pression de l’Union européenne (UE) et prévoyait des peines de prison allant de cinq à dix ans et des amendes salées pour les trafiquants. Sans surprise, l’UE s’est déclarée inquiète de son abrogation par les putschistes, car elle risque de faire augmenter encore les débarquements sur les côtes européennes.

« Io Capitano » aborde ces problèmes du point de vue des migrants, avec humanité et empathie. Il a remporté un prix à la Mostra de Venise. On saura le 14 mars si le jury des Oscars, auxquels il est candidat comme meilleur film étranger, sera sensible à sa beauté et à son message. Qui, malheureusement, n’est pas près de perdre de son actualité.

COMMENTAIRES

WORDPRESS: 0

En savoir plus sur lignes d'horizon

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading