Alors que les violations des droits humains se multiplient, comme le montrent les exemples de la Chine et de la Birmanie, la Suisse ne dispose pas des bases légales lui permettant d’adopter rapidement des mesures économiques ciblées. Elle doit se doter pour cela d’une nouvelle loi sur l’économie extérieure
Les preuves de l’existence de camps d’internement des Ouighours au Xinjiang et du travail forcé qui est pratiqué s’accumulent depuis trois ans. Ne pouvant plus nier l’évidence, les pays occidentaux réagissent : en avril, l’Union européenne (UE) a imposé des sanctions à l’encontre de personnalités chinoises et d’une société d’Etat. La Norvège, qui comme la Suisse est membre de l’Association européenne de libre-échange (AELE), s’est jointe à ces sanctions. La Suisse y réfléchit encore…
Le 12 janvier, allant plus loin, la Grande-Bretagne avait adopté de nouvelles règles interdisant l’importation de produits suspectés d’être issus du travail forcé au Xinjiang. Le Canada l’a suivie le même jour, annonçant des limitations aux importations en provenance du Xinjiang. Dans des chaînes de valeur toujours plus longues, où un produit n’est plus fabriqué de A à Z à un seul endroit, mais résulte de l’assemblage de composants fabriqués aux quatre coins du monde, il est devenu très difficile, pour ne pas dire impossible, de prouver que telle pièce est issue du travail forcé. D’où l’approche adoptée par l’UE, qui consiste à s’en tenir aux soupçons fondés.
Traçabilité sans faille impossible
Les Etats-Unis en font encore plus: avec le «Uyghur Human Rights Policy Act » et le «Uyghur Forced Labour Prevention Act », le Congrès américain a carrément interdit l’importation de produits fabriqués au Xinjiang. Face à l’évidence des violations massives des droits humains, il incombe désormais aux entreprises américaines et aux autres de prouver que les produits importés aux Etats-Unis ne sont pas issus du travail forcé, et pas l’inverse.
La Suisse s’en tient à une approche très conservatrice et fait exactement le contraire: rejetant la motion du Conseiller aux Etats Carlo Sommaruga demandant d’interdire l’importation de marchandises issues du travail forcé au Xinjiang, le Conseil fédéral a évoqué la difficulté de la traçabilité sans faille : « l’administration fédérale ne peut pas vérifier les conditions de production à l’étranger et ne peut donc pas garantir le respect de l’interdiction du travail forcé. Elle ne dispose ni des moyens ni des possibilités pour assurer une traçabilité sans faille de chaque produit importé ainsi que de chacun de ses composants. »
Absence de bases légales invoquée par la Suisse
Les exemples ci-dessus montrent que si on veut, on peut. Or la Suisse ne veut pas. Elle n’a pas la volonté politique d’aligner ses intérêts économiques sur le respect des droits humains, même dans le cas de violations aussi flagrantes que celles dont sont victimes les Ouighours, que de plus en plus de juristes et de parlements dans le monde n’hésitent plus à qualifier de génocide.
La seule action concrète entreprise par le Conseil fédéral est l’organisation de tables-rondes avec les représentants de l’industrie textile et de celle des machines actives au Xinjiang «pour les informer de la situation.” Pour Alliance Sud, Public Eye et la Société pour les peuples menacés − réunies dans la Plateforme Chine lors de la négociation de l’accord de libre-échange, relancée depuis la découverte des camps des Ouighours − ce n’est pas assez. Pour l’ONU non plus. Fin mars, il a écrit à la Suisse et à 12 autres pays pour leur rappeler « l’obligation de s’assurer que les entreprises domiciliées sur son territoire ou sa juridiction respectent les droits humains dans toutes leurs opérations ». Un privilège dont notre pays se serait probablement passé.
La raison avancée par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) pour ne pas en faire plus est l’absence de base légale. Le Conseil fédéral se borne à répéter qu’il attend de ses entreprises qu’elles fassent preuve de diligence raisonnable, mais il se refuse à aller plus loin.
Plus d’action pour la Birmanie
Dans le cas de la Birmanie, où le coup d’Etat perpétré par les militaires le 1er février a déjà fait plus de 800 morts, mais les intérêts économiques sont moindres, cela va un peu mieux. S’alignant sur l’UE et les Etats-Unis, la Suisse a pris des sanctions contre 11 hauts responsables de l’armée et les deux conglomérats qu’elle contrôle : le MEC (Myanmar Economic Corporation), actif surtout dans l’extraction minière, la manufacture et les télécommunications et le MEHL (Myanmar Economic Holdings Limited), actif entre autres dans le secteur bancaire, la construction, l’extraction minière, l’agriculture, le tabac et l’agro-alimentaire.
Face à ces inactions ou actions à géométrie variable, quoi faire ? La Plateforme Chine a mandaté une étude au Prof. Thomas Cottier, spécialiste du droit du commerce international, qui propose que la Suisse se dote d’une nouvelle loi sur l’économie extérieure qui lie économie et droits humains. Actuellement c’est la Loi fédérale sur les mesures économiques extérieures de 1982 qui s’applique, mais elle contient surtout des dispositions procédurales techniques, se limite à la protection de l’économie suisse et ne fournit aucune orientation de fond pour l’élaboration des politiques.
Un cadre qui renvoie aux lois existantes et les complète
« La nouvelle loi sur l’économie extérieure sera un cadre qui renvoie aux lois existantes, qui doivent être adaptées et développées en conséquence. Cela vaut notamment pour la Loi sur les embargos, qui n’autorise aujourd’hui des mesures qu’en cas de décision de l’ONU ou de sanctions prises par les principaux partenaires commerciaux, c’est-à-dire l’UE ou les États-Unis. La Suisse ne dispose pas encore d’une base légale pour des sanctions économiques indépendantes contre les violations des droits humains. La mesure dans laquelle d’autres lois le permettraient devrait être examinée en détail », déclare Thomas Cottier.
Mais quel serait la valeur ajoutée de la nouvelle loi par rapport à celles qui existent déjà? « En Suisse, des bases légales permettent déjà de prendre des mesures répressives en cas de violation des droits humains et d’actes criminels de corruption : il y a par exemple la Loi sur les embargos, la Loi sur le contrôle des biens, la Loi fédérale sur le matériel de guerre, la Loi sur l’entraide pénale internationale, la Loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite (“Loi sur les avoirs de potentats”) et le code pénal. Mais l’ensemble du droit de l’économie extérieure devra être inclus dans la nouvelle loi, y compris le droit des douanes et notamment la Loi fédérale sur les préférences tarifaires pour les pays en développement, qui ne comporte actuellement aucune conditionnalité. L’administration devrait faire une analyse pour voir ce qui existe déjà et ce qui manque ou peut être complété. »
Ce pour assurer enfin la cohérence et transparence de la politique économique extérieure de la Suisse et permettre d’apporter des réponses appropriées à des violations des droits humains scandaleuses, quels que soient les intérêts économiques en jeu.
Cet article a été publié dans Global, le magazine d’Alliance Sud
COMMENTAIRES
Dans les pays en développement, combien ne violent pas les droit humains, ne souffre pas de corruptions ? A la louche, aucun.
Pour les autres, ce n’est guère mieux.
Alors le critère des droits humains est idiots, parce qu’il faudrait introduire un critère de la violation du droit humain acceptable.
Ce “tri” va surtout touché les peuple pas les dirigeants. Quels dirigeants s’est déjà plié à un boycott ?
Selon vos critères de droit humains, il n’y aurait ainsi plus de commerce avec l’Afrique ou presque. C’est ce que vous voulez ?
En résumé il n’y a pas de solutions par une loi, c’est irréalisable, il n’y a que le pragmatisme. Le droit humain est une exception occidentale, ailleurs le droit, c’est l’espace de liberté accordé au peuple qui permet aux élites/dirigeants/dictateur de se maintenir au pouvoir.
C’est à l’ONU d’établir des règles, non à l’occident (Suisse comprise) vu comme puissance qui veut dominer le monde.
Pour revenir à la Chine, tout le monde a raison. La Suisse parce qu’on ne peut différencier les marchandises, et les autres parce qu’ils utilisent l’excuse des droits humains pour contrer une Chine devenu trop dangereuse.
La morale bisounours dans le monde réel me fait penser à ce dicton : L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Il faut être pragmatique en calculant les conséquences et non idéologique en perdant tout contrôle sur les conséquences.
Vous êtes contre la neutralité de notre pays? Tradition pluricentenaires…
Pas du tout, mais la neutralité politique ne justifie pas de faire des affaires n’importe comment et une telle loi ne viserait pas un pays un particulier, précisément, mais porterait sur l’ensemble des relations économiques extérieures de la Suisse
Pourtant vous êtes claire:
“ne fournit aucune orientation de fond pour l’élaboration des politiques.”
Vous souhaitez une “orientation de fond”, donc un biais contraire à la neutralité, et une économie cadrée par la politique.
Dans les années 30, vous auriez appelé à ne pas commercer avec les Allemands, puis avec les soviétiques dans les années 50, puis les Sud-Africains, puis les Américains, puis le camp du mal de W. Bush, puis ceux qui ne respectent pas les droits de l’homme, puis aujourd’hui ceux qui ne respectent pas l’écologie, etc…
Je ne dis pas que c’est mal, je dis seulement que c’est contraire à notre tradition neutre pluricentenaires…
Nous ne sommes pas une puissance; mais un état membre de l’ONU qui considère que le cadre doit être défini à un niveau multilatéral (l’ONU). A quoi bon introduire de la politique national(iste) à notre économie, s’il n’y a pas consensus à l’ONU ? Pourquoi faire du W. Bush et désigner unilatéralement un axe du mal ?
Chère Madame, merci pour votre commentaire. Une fois de plus, il ne s’agit pas de “désigner un axe du mal”. Cette loi s’appliquerait à tous les pays, justement. Les droits humains sont universels et même un pays neutre comme la Suisse doit les respecter dans ses relations extérieures.
Pour que cette loi s’applique à tous les pays, il faut qu’elle soit adoptée à l’ONU.
Là, ce sera la Suisse qui fixera unilatéralement des critères. Et les droits de l’homme ne sont pas tous des droits erga omnes… car précisément ils ne sont pas (tous) repris par l’ONU. Si la Suisse décide de les imposer pour ses relations avec l’extérieur, c’est un choix politique unilatéral…
Un manifeste pour les droits sociaux dans l’économie a été publié par Reuters et qqn autres organisations https://esg.trust.org/application/velocity/_newgen/assets/InvestorMythBuster.pdf
Un article qui touche juste. Un problème et sa réponse. Une suite attendue.
Bien à vous
C.